Les députés européens ont adopté la version définitive de la réglementation européenne REACH1 sensée entrer en vigueur le 1er juin 2007. Comme le stipule l’objectif de la proposition de la commission à l’origine de ce texte, il s’agit d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement ainsi que la libre circulation des substances sur le marché intérieur, tout en favorisant la compétitivité et l’innovation. Cette formulation technocratique résume une loi qui, sous son habillage écologique, ne sert que les objectifs élaborés lors du Conseil européen au printemps 2000 à Lisbonne, à savoir faire de l’Union l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010.
Le processus d’établissement de la réglementation REACH s’est amorcé avec la publication du Livre Blanc, en février 2001, de la Commission européenne : « Stratégie pour la future politique dans le domaine des substances chimiques.2» En septembre 2003, la Commission adopte le projet de règlement porté par le commissaire à l’Environnement de l’époque, Margot Wallström. Cette dernière estime alors à 5,2 milliards d’euros sur 11 ans le coût de cette réforme. En avril 2004, ce sont les industriels de la chimie qui publient leur évaluation : 28 milliards d’euros à l’horizon 2010 et 360.000 emplois supprimés. C’est après cinq longues années d’intenses négociations que le texte est finalement voté le mercredi 13 décembre 2006 en séance plénière du Parlement européen à Strasbourg.
Cet équivalent de décret en droit français prévoit d’obliger les entreprises à :
La matière première qui est visée entre dans la composition de produits qui nous concernent au quotidien puisqu’il peut s’agir de textiles, de produits de nettoyage, de revêtements, d’appareils électriques, de jouets, d’automobiles, etc.
On nous présente le règlement REACH comme un résultat mitigé au sujet duquel personne n’est finalement satisfait.
Pour les industriels, il contribuera à augmenter les coûts de fabrication de par les études complémentaires qu’il nécessitera afin de prouver l’innocuité des substances chimiques employées. C’est ainsi qu’il va être nécessaire de procéder à l’enregistrement progressif d’ici 2018 de quelque 30.000 substances fabriquées ou importées dans l’UE dans des volumes dépassant une tonne par an. Actuellement, sur quelque 100.000 substances commercialisées dans l’UE, seules celles mises sur le marché depuis 1981, soit à peine 3.000, ont fait l’objet d’études poussées.
La Commission européenne estime que REACH coûtera entre 2,8 et 5,2 milliards d’euros pour l’ensemble de l’industrie (métallurgie, automobile, textile, électronique,…), soit 0,1% de son chiffre d’affaires annuel. Mais ce chiffre est à mettre en balance avec celui de l’organisme allemand « Sachverständigenrat für Umweltfragen » (conseil consultatif sur l’environnement) qui estime le coût socio-économique des seules allergies en Europe à 29 milliards d’euros en 1999.
Pour les ONG environnementalistes, REACH n’est pas assez contraignant dans le sens où il laissera circuler sur le marché et dans les produits de consommation des substances soupçonnées de provoquer de graves problèmes de santé, et qu’il exemptera de tests pertinents les entreprises qui produisent ou importent certaines substances dans des proportions inférieures à 10 tonnes/an. Passé l’effet d’annonce des 30 000 substances que la réglementation est sensée couvrir, en fait ce ne sont que 12 500 produits pour lesquels Reach exige des données complètes.
Néanmoins, d’après Yannick Vicaire, de Greenpeace France, « Reach constitue un premier pas capital : les industriels vont enfin être obligés de prouver l’innocuité de leurs produits avant de pouvoir les commercialiser ». L’originalité de cette réglementation est donc de renverser la charge de la preuve : ce ne sera plus, désormais, aux autorités publiques de démontrer la nocivité des produits, mais aux industriels de prouver qu’ils sont sûrs.
Mais il semblerait que cette logique vienne provoquer un conflit d’intérêt étant donné que les experts sont de plus en plus souvent sous contrat avec des sociétés qu’ils sont, par ailleurs, sensés contrôler. La situation a déjà été constatée dans le monde de la téléphonie, à tel point que depuis cette année il y a une jurisprudence en la matière. Le jugement3 rendu le 2 mai 2006 par la XVIIe Chambre du Tribunal de Paris, faisant suite à l’assignation en diffamation au pénal d’Etienne CENDRIER, Porte Parole de l’Association Nationale Robin des Toits, par les sociétés SFR et ORANGE, révèle notamment que « les opérateurs sont prévenus de certains contrôles, du fait qu’ils mandataient eux-mêmes les bureaux de contrôle et les finançaient ». Tant et si bien que SFR et ORANGE ont été déboutés de leur demande.
Il faut donc être un peu naïf pour penser qu’une entreprise qui a investi depuis des années dans la recherche et le développement ne va pas tout faire pour minimiser les éventuelles propriétés dangereuses des produits dont elle tire profit, et friser l’illégalité quand cela lui permet d’augmenter ses bénéfices !
Alors pour limiter les dérives des sociétés qui seraient tenter de faire passer leur rentabilité avant l’intérêt environnemental, une Agence européenne des produits chimiques sera spécialement instituée afin de procéder à l’évaluation des produits chimiques. Mais déjà sa feuille de route nous laisse dubitatif : « Pour réduire encore plus les coûts et faciliter le commerce international, l’Agence doit tenir compte le plus possible des normes internationales existantes et émergentes dans la régulation des produits chimiques, dans l’optique de promouvoir le plus large consensus international possible.4 »
L’Agence devra donc examiner attentivement les données fournies par l’industrie, se prononcer sur un programme d’essais qui sera, lui aussi, proposé par l’industrie, « faciliter le commerce international » dont les règles sont dictées par les lobbys industriels5, et, bien sûr, ne quand même pas oublier l’objet de la réglementation qui a contribuée à sa création, à savoir « la protection de la flore et de la faune ».
Si, malgré les éventuelles collusions que l’on peut à juste titre soupçonner entre les contrôleurs et les contrôlés, et la multiplication des cas de schizophrénie qui devrait rapidement venir à bout du personnel de l’Agence, les industriels ne parviennent quand même pas à prouver l’innocuité de leurs substances, ils se devront de trouver eux-mêmes un produit de remplacement, ou de présenter un plan de recherche et développement pour en trouver un. Mais étant donné que l’on ne prend pas en compte les effets des produits concernés au dessous d’un certain seuil, ainsi que ce qui peut survenir lorsque le produit est amené à se combiner avec d’autres molécules, alors un grand nombre de risques basculera dans la catégorie des « maîtrisés6 », et l’autorisation accordée à des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) pourra être prolongée. Et comme de toute façon « il est indiqué que la Commission soit l’autorité délivrant les autorisations », c’est donc un ensemble de technocrates qui n’a aucun mandat électoral et qui est noyauté par les lobbys qui décidera finalement de la distribution des passes droits.
Le comportement irresponsable de certaines entreprises envers la santé des êtres humains, et plus généralement vis à vis de la biosphère, pourra se poursuivre avec la bénédiction des institutions européennes. C’est ainsi qu’au bout du compte une réglementation qui, bon an, mal an, se présente au citoyen sous des apparences environnementalistes dans l’air du temps, se trouve en fait n’être qu’un cheval de Troie de l’objectif stratégique de compétitivité. Ce dernier sera d’autant plus vite atteint que le restant de tissu industriel constitué par des petites entreprises nationales sera réorganisé en un ensemble de multinationales dont les filiales couvriront l’Europe.
Le règlement REACH, contrairement à la mousse médiatique qui veut nous faire miroiter une Europe en marche, une Europe qui a des bons côtés, et une Europe qui élabore des textes qui auront au moins le mérite d’exister, est en fait la voiture balais d’une industrie qui date du siècle dernier. Aujourd’hui le temps est venu pour le monde industrialisé (Australie, Europe, États-Unis, Japon) d’investir massivement dans les nanotechnologie, ces nouvelles technologies autour desquelles on retrouve tout un cortège d’incertitudes sanitaires et de bouleversements économiques7. Selon un rapport de l’équipe du projet du Millénaire des Nations unies sur la science, la technologie et l’innovation, intitulé L’innovation : appliquer les connaissances au développement, « la nanotechnologie revêt une importance particulière dans le monde en développement, parce qu’elle exige peu de travail, de terre ou d’entretien ; elle est hautement productive et bon marché et ne requiert que des quantités limitées de matériaux et d’énergie ». En même temps on voit bien les risques pour les pays qui ne vivent que de matières premières destinées à l’exportation quand se développe une nouvelle technologie qui n’en « requiert que des quantités limitées », pour les pays où la main d’œuvre est abondante quand le progrès « exige peu de travail », et pour les pays où la réglementation évolue de telle façon à soi-disant donner un sens à l’expression « développement durable ». En effet, certains des composés ont des propriétés chimiques qui varient de manière importante quand leur taille passe en dessous d’une centaine de nanomètres (0,1 micromètre). Alors qu’il est prévu que L’EPA, l’agence américaine de protection de l’environnement, demande dans les mois qui viennent à ce que les compagnies fournissent les preuves scientifiques de l’absence d’impact de leur produit sur l’environnement avant sa commercialisation, l’Europe se contente des réglementations existantes pour gérer la situation. C’est ainsi que, qu’il soit issu ou non des nanotechnologies, « tout produit revendiquant un effet bactéricide doit se conformer à la directive européenne sur les biocides8 ».
Les effets des produits chimiques sur l’environnement ne sont pris en compte que tardivement par la législation REACH. Il faut espérer que ceux des nanotechnologies qui auront un impact sur la santé de par les nouveaux matériaux qui seront créés, sur les libertés individuelles de par la miniaturisation électronique qu’elles permettront, et sur l’intégrité physique de l’humanité de par leur interférence avec la biologie humaine, ne se verront pas réglementés après coup. Mais malheureusement, les propos du Dr Patrice Marche, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), ne contribuent pas à nous rassurer : « Leurs effets nocifs à long terme est l’un des points les plus délicats à résoudre.9 » Si les effets nocifs intrinsèques des nanotechnologies restent une inconnue angoissante, les effets extrinsèques se traduiront notamment par une diminution des besoins de main d’œuvre et les restructurations qui en découleront, mais également par une économie sur les matières premières, ce qui n’est pas du luxe en ces temps où la population mondiale a tendance à augmenter. Mais ne nous y trompons pas : ce n’est que par souci d’une prochaine rentabilité que les entreprises investissent aujourd’hui dans ce domaine. A l’image de la révolution industrielle, le développement des nanotechnologies va avoir des conséquences sur l’évolution du monde qui sont loin d’être répercutées par le bruit médiatique actuel.
Mais REACH va déjà contribuer à préparer le terrain de cette nouvelle ère en restructurant tout un pan de l’industrie. La petite concurrence qui aurait pu être compétitive en restant sur le pétrochimique sera ainsi éliminée. L’investissement dans la recherche de disculpation que nécessite REACH, qui, même si elle est faite avec des scientifiques arrangeants, nécessite tout de même des moyens financiers, va accélérer les faillites, et va servir de prétexte aux grands groupes pour étendre un peu plus leur emprise sur l’économie mondiale ainsi que pour passer à une technologie qui n’est toujours pas inquiétée par la législation. C’est dans ce même ordre d’idée que la Commission a formulé une proposition d’adhésion à l’EPLA10 qui instituerait une Cour concernant les brevets européens avec une juridiction chargée de traiter les infractions. En octobre 2006, les députés européens ont décidé de reporter toute décision à ce sujet en exprimant leurs inquiétudes vis-à-vis de « l’absence de contrôle démocratique du processus selon lequel les brevets sont attribués, validés et défendus », l’indépendance judiciaire et le coût des litiges. Cette réforme augmenterait les coûts de la plupart des contentieux concernant les brevets, ce qui aurait pour effet de désavantager les PME, assoirait le monopole et l’inertie des gros détenteurs de brevets, et mettrait en péril l’innovation. Mais n’est-ce pas ce qui est recherché finalement 11 ?
REACH est l’œuvre de ce que j’appelle « l’écololoby », c’est-à-dire la méthode qui consiste à faire croire aux citoyens que l’on se soucie de la protection de l’écosystème, alors qu’en fait on ne fait que mettre en place des processus qui vont permettre de gagner de l’argent sur le dos de l’environnement. La fuite en avant vers la nanotechnologie qui va s’opérer, et qui n’a pas été anticipée dans REACH, puisque ce dernier ne traite que des « chemicals », va me donner raison en moins de temps qu’il n’en a été nécessaire pour sensibiliser la communauté européenne sur les dangers allergènes et cancérigènes des produits chimiques.
REACH ne constitue pas une garantie contre l’alchimie fructueuse des Docteurs Mabuse, c’est un accélérateur de progrès industriel qui vise à défendre les intérêts des entreprises de pointes européennes. D’ailleurs dans une Communication de la commission au parlement européen, on peut lire dans la section Objet du règlement et de la directive12 que : « Le règlement REACH a pour objet d’assurer un niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement ainsi que la libre circulation des substances sur le marché intérieur tout en favorisant la compétitivité et l’innovation. » D’une protection élevée de la santé à la favorisation de la compétitivité, en passant par la « rupture tranquille » ou « l’ordre juste », les oxymores sont très en vogues ces derniers temps. En juxtaposant des valeurs en totale opposition, les instigateurs visent à élargir le consensus au sein d’un auditoire bigarré en pariant sur le fait que chacun a tendance à ne retenir que ce qu’il veut bien entendre. Cette manière de mettre tout le monde d’accord de façon artificielle ne dure qu’un temps, elle ne trompe pas ceux qui cherchent les véritables intentions que cachent ces expressions, mais elle suffit généralement pour engager des processus de telle façon que lorsque la vérité voie enfin le jour, il est souvent trop tard pour faire marche arrière.
En renforçant la réglementation sur des produits que tout le monde sait faire, c’est le niveau d’exigence industrielle qui se trouve rehaussé. Les lobbys qui ont collaboré à l’élaboration de REACH parient sur le fait que la concurrence, qui vise toujours le plus bas coût et la rentabilité immédiate, n’ira pas investir sur une recherche et du développement qui requièrent des sommes importantes sur plusieurs années. L’Union européenne est le premier producteur mondial de chimie avec 527 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Il s’agit donc de préserver à la fois une industrie et un marché. Le gouvernement américain qui demandait encore en juin 2006 avec douze pays (dont le Japon, l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde) une révision du projet, perçu comme un « obstacle inutile au commerce », n’est pas dupe de la situation. REACH peut alors être vue comme une entrave au libéralisme qui ne veut pas dire son nom. Les règles d’un libéralisme, que la classe dominante n’hésite pas à appliquer quand il s’agit d’exporter à l’extérieur de l’Union, ou de profiter d’une main d’œuvre intra communautaire bon marché par le biais des réformes structurelles enclenchées par l’agenda de Lisbonne, deviennent tout à coup caduques quand il s’agit de préserver les intérêts des multinationales européennes. Le prétexte écologique est alors bienvenu pour remplacer les anciennes barrières douanières. Mais ce sont toujours les mêmes qui sont gagnants dans cette affaire puisque d’un point de vue sanitaire le train de la chimie cache celui de la nanotechnologie, et d’un point de vue économique les citoyens européens vont subir une restructuration de l’industrie pétrochimique qui va contribuer à augmenter un peu plus le taux de chômage.
L’élaboration de REACH peut être présentée comme l’aboutissement plus ou moins achevé de l’expression d’une opiniâtreté des institutions européennes à défendre l’environnement. Cependant je ne crois pas à cette interprétation car si il y avait eu une véritable volonté écologique de la part de l’élite politico-économico-financière, nos voitures seraient déjà équipées de moteur à eau et nos centrales n’auraient jamais été nucléaires, mais aérothermiques13. Une fois de plus la classe dominante veut nous faire passer des vessies pour des lanternes sur l’efficience de l’Europe. La réglementation REACH a abouti en progressant derrière des oripeaux écologiques alors que la directive Bolkestein a été obligée d’en rabattre en tentant une sortie à découvert sur un terrain miné d’échéances électorales. Pourtant, les deux conduiront à terme à des résultats similaires en nous laissant dans l’expectative quant aux retombées. Soit elles participeront à la résignation devant le paradis de la tyrannie ploutocratique14 que l’on nous présente comme inéluctable, et à l’acceptation des arguments de ceux qui, à droite comme à gauche, avec le contrat unique ou l’employabilité, avancent des projets qui auront pour conséquence la régression sociale du salariat. Soit elles concourront à faire plonger les démocraties européennes dans la fange de l’extrémisme, l’exutoire de la révolte, et ce à défaut de leur permettre une alternative, l’accès aux esprits et aux institutions ayant été consciencieusement verrouillé par les pouvoirs en place.
Article mis en ligne le 29 décembre 2006.
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